vendredi 8 février 2008

Je tient mes promesses, deux ans après, certes, mais je les tiens.

Je suis en avance. Tiens, elle aussi ! Elle entre dans le café et s’installe sur la banquette, près de la fenêtre qui donne sur la ruelle. Excellent choix. Elle regarde autour d’elle. J’ai l’impression qu’elle me juge déjà à travers le lieu que j’ai choisi. Elle n’a même pas ôté son manteau qu’un carnet et un stylo sont déjà posés sur sa table. Elle se penche vers son voisin. « Ca vous dérange si je vous couche par écrit ? » Que d’extravagance ! L’autre a l’air interloqué. « Euh… non… -Merci. Il y en a qui n’apprécient pas. Je préfère demander que vexer. » Et elle prend congé avec un sourire avant de se mettre à l’aise et à écrire. Je n’ai jamais vu tant d’irréalisme émaner d’une seule et même personne. Déjà au téléphone elle m’avait fait une bizarre impression de mystère un peu déjanté mais je n’aurais pas pensé que cette sensation serait décuplée par un contact visuel. On n’a pourtant pas beaucoup parlé mais elle a eu le temps de me parler de ce fameux festival à V****, le village où elle habite et de réciter en entier tous les poèmes de Baudelaire dont je lui ai cité des vers… Elle m’a aussi exposé sa théorie migratoire, selon laquelle chaque être humain devrait entretenir une correspondance avec un autre par oiseau migrateur interposé. Son seul problème c’est l’écriture. Tout le monde ne sait malheureusement pas lire et écrire. Le bleu de ses yeux est troublant. Même d’ici. Je ne les vois que lorsqu’elle les lève de ses écrits pour scruter le plafond ou la rue, à la recherche d’idées, ou bien des mots justes. Non mais regardez-moi ! Je suis attablée à un bar à observer une inconnue, persuadée qu’elle est déjà mon amie… Mais qui est-elle donc ? Et pourquoi diable s’entendrait-elle avec moi ? Je ne suis après tout qu’une fille comme toutes celles qu’elle doit croiser par centaines tous les jours. Ca y est, c’est l’heure. Je ne vais tout de même pas la faire attendre. Est-ce que je me dévoile comme l’observant depuis qu’elle est entrée, ou bien dois-je sortir et entrer à nouveau en espérant qu’elle ne m’ait pas remarqué ? Je pourrais tout aussi bien faire comme si je venais à peine de la remarquer… Pas la peine de chercher plus loin, la voilà qui vient vers moi… J’ai l’air malin ! « Salut !, me dit-elle simplement, rayonnante. -…salut, parvins-je à marmonner en esquissant un maigre sourire, troublée. -Je t’ai remarqué dès que je suis entrée. D’abord parce que c’est la place que j’aurais prise si tu n’avais pas été là, puis parce que tu as exactement la tête de ta voix. -Dis-moi, tu n’aurais pas quelques dons de devin, ou quelque chose dans le genre par hasard ? » Mon dieu quelle gourde je fais. J’aurais aussi bien pu lui donner un coup de boule, ç’aurait été tout aussi adroit de ma part ! « Mais assied-toi ! -Non, mais quelques expériences en tant que psy, je dois avouer… a force d’écouter et de rassurer les gens de mon entourage, je commence à avoir l’œil. D’ailleurs, si je ne m’abuse, tu es plus ou moins en train de te découvrir lesbienne. -Je me demande sur quelle terrain tu cherche à emmener la discussion… Serait-ce une technique de drague ou est-ce que tu es en train de tester mes réactions et mes limites ? Une sorte de test d’aptitude pour savoir à quoi t’en tenir avec moi ? -Oh, excuses moi ! C’est une sorte de jeu, essayer de deviner si les gens que tu croise sont homos ou hétéros. Je n’ai pas l’habitude de discuter avec des gens si ouverts en apparence, je me lâche peut-être un peu trop vite, ne le prend pas mal. Dis-moi, tu as beaucoup d’imagination, non ? -C’est ce qu’on me dit souvent, mais personnellement, j’en doute. Toi en revanche, tu as l’air très imaginative. -Oh, tu sais, l’imagination, on en a toujours à la fois trop et pas assez. Je fais avec ce que j’ai… » Long silence. Elle plonge les yeux dans son chocolat viennois qu’elle a déménagé ici avec toutes ses affaires. Elle a le regard à la fois gourmand et tendre. Il s’accorde parfaitement avec la crème chantilly qu’elle sculpte de la pointe de sa cuillère. Une mèche de cheveux glisse de derrière son oreille et vient lui voiler le visage en renforçant le mystère qu’elle dégage malgré sa franchise et son apparent manque de tact. « Tu sais, je suis une musaraigne. -Tiens donc. -Ca ne te dérange pas ? -Ca devrait ? -Je ne sais pas, souvent ça fait peur aux gens. Tu as peur de moi ? -Non, je ne pense pas, non. Pourquoi ? Tu as peur de moi, toi ? -Non, mais de moi, parfois. -Serait-ce de la curiosité mal placé que de te demander de plus amples explications ? -Il n’y a pas de curiosité qui soit mal placé. Mais je ne répondrais pas encore à cette question. » Juste comme ça, en souriant…